Hermann Hesse commence la rédaction de ce qui sera son dernier roman en 1931 et le fait publier en Suisse en 1943 après que le manuscrit eut été refusé à la publication en Allemagne en raison des opinions de l’auteur. C'est l'œuvre maîtresse qui sera à l’origine de l’attribution à Hesse du prix Nobel de littérature en 1946. Il s’agit d’une biographie fictive, celle de Joseph Valet dont on suit l’éducation, la carrière et l’évolution intellectuelle. L’histoire se déroule principalement dans la province imaginaire de Castalie, dont les principales activités sont l'éducation et le développement culturel. À travers la vie de Joseph Valet le lecteur découvre une autre manière de vivre la culture, et notamment son expression dans un jeu inédit, le Jeu des perles de verre. La musique joue un rôle essentiel dans la vie des protagonistes du roman. C'est la voie par excellence qui développe l'éducation et permet la promotion au sein de l'ordre. C'est aussi une des principales sources d'inspiration pour construire les scénarios pour le jeu des perles de verre. Vous trouverez ci-après des extraits du roman qui mettent en valeur la musique dans la vie quotidienne à Castalie. « — Peut-être sais-tu déjà ce que c’est qu’une fugue ? lui demanda alors le Maître. Valet prit une expression hésitante. Il avait déjà entendu des fugues, mais à l’école on n’en était pas encore là. — Bon, fit le Maître, alors je vais te le montrer. Le moyen le plus rapide de te le faire saisir, c’est que nous en fassions une nous-mêmes. Donc : une fugue comporte en premier lieu un thème, et ce thème nous n’allons pas le chercher longtemps, nous le prendrons dans notre chanson. Il joua quelques mesures, un bref passage de la chanson. Cela faisait un curieux effet, ainsi découpé, sans queue ni tête. Il joua ce thème encore une fois et aussitôt il enchaîna ; la première période se déroula, la seconde transforma la quinte en quarte, la troisième période reprit la première à l’octave supérieure, la quatrième reprit de même la deuxième ; l’exposition se termina par une coda dans la tonalité de la dominante. La deuxième exécution eut des modulations plus libres, rejoignant d’autres tonalités ; la troisième, qui tendait vers la sous-dominante, se termina par une coda dans le ton principal. L’enfant regardait les doigts blancs experts de l’exécutant, il voyait le cours du développement se refléter légèrement sur son visage concentré, tandis que ses yeux, sous ses paupières mi-closes, demeuraient sans regard. Le cœur de l’enfant eut un élan de vénération, d’amour pour ce Maître ; son oreille enregistra cette fugue, il lui sembla entendre ce jour-là de la musique pour la première fois ; derrière cette œuvre musicale qui naissait devant lui, il devinait l’esprit, l’harmonie enivrante de la loi et de la liberté, de la soumission et de l’autorité, il se donna et se voua à cet esprit et à ce Maître ; durant ces minutes, il vit sa vie, le monde entier guidés, équilibrés par l’esprit de la musique qui leur donnait leur sens. Et quand le Maître eut fini de jouer, il vit cet être vénéré, ce magicien, ce prince rester encore quelques instants le front légèrement penché sur les touches, les paupières mi-closes, le visage faiblement éclairé par une lueur intérieure, et il se demanda si ces minutes de bonheur le feraient crier de joie ou s’il n’allait pas pleurer de les voir terminées. Le vieil homme se leva alors lentement de sur son tabouret, ses gais yeux bleus lui lancèrent un regard pénétrant, et en même temps d’une gentillesse inexprimable : – Rien, dit-il, ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique. » (La vocation) « Que ce soit la grâce d’un menuet de Haendel ou de Couperin, que ce soit de la sensualité sublimée en un geste de tendresse, comme chez beaucoup d’italiens ou chez Mozart, ou encore l’acceptation tranquille de la mort, comme chez Bach, il y a toujours là une bravade, un héroïsme, un esprit chevaleresque et l’accent d’un rire surhumain, d’une gaieté immortelle. C’est cela qui doit vibrer aussi dans nos jeux de Perles de Verre, dans toute notre vie, dans nos actes et dans nos souffrances. » (Le jeu des perles de verre) « C’était un exercice de mémoire et d’improvisation, comme il put sans doute y en avoir en honneur jadis (sinon sous forme de formules théoriques, du moins dans la pratique, lorsqu’on jouait du clavecin, avec accompagnement de luth, de flûte ou de chant), chez les étudiants enthousiastes de la musique contrapuntique, à l’époque de Schütz, de Pachelbel et de Bach. » (Le jeu des perles de verre) « Valet souleva le couvercle, s’assit devant le piano, s’assura qu’il était accordé et joua un andante de Scarlatti, qu’il avait pris quelques jours auparavant comme base d’un exercice de Perles de Verre. » (Préparatifs) « Il s’assit et joua délicatement, très bas, une phrase de cette sonate de Purcell qui était l’un des morceaux favoris du père Jacobus. Comme des gouttes de lumière dorée, les sons filtraient dans le silence, si bas qu’on entendait encore dans leurs intervalles chanter la vieille fontaine qui coulait dans la cour. Tendres et sévères, austères et douces, les voix de cette musique gracieuse se rencontraient et se croisaient ; elles dansaient, vaillantes et sereines, leur ronde intime à travers le néant du temps et de la précarité ; éphémères, elles donnaient à l’espace et à cette heure nocturne l’ampleur et la grandeur de l’univers et, quand Joseph prit congé de son hôte, le visage de celui-ci avait changé : il s’était éclairé, et en même temps il y avait des larmes dans ses yeux. » (Une conversation)
_______________ PS. : à noter que tous les musiciens cités dans le roman sont des contemporains de Jean-Sébastien Bach ou de W.A. Mozart. |